Soudan : affamer ou nourrir, les deux faces de l’arme alimentaire 

M. Lavergne, CNRS - Dans le cadre du Festival International de Géographie de Saint Dié
résumé réalisé par Eric Froment, professeur d'histoire-géographie au collège F. Bac de Compiègne pour l'académie d'Amiens



Derrière l’usage de l’arme alimentaire, se posent des problèmes d’ordre environnemental et politique.

Le Soudan : 2 millions km2, 35 millions d’habitants.
au Nord : le désert à l’exception de l’oasis nilienne avec les nomades chameliers.
au centre, la bande sahélo-soudanienne peuplée de nomades et d’agriculteurs (céréales et oléagineux), la plus peuplée ; C’est une artère de communication est-ouest, la route de pèlerinage des musulmans.
au sud : les savanes et les marais du haut-Nil avec des nomades négro-africains, animistes, éleveurs de bovins adaptés à un biotope particulier.
=) trois régions complémentaires ; ainsi le Soudan est considéré dans les années 70 comme le grenier à blé du monde arabe (permettant de ne pas être dépendant de l’Occident pour les Etats arabes)

Dans les années 70, se met en place, dans la bande centrale, une agriculture intensive capitalistique,(oléagineux, sorgho, canne à sucre par irrigation , autant de cultures d’exportation) à partir des investissements arabes.
Ce développement a de lourdes conséquences :
- Sans respect de l’environnement, cette terre fragile est épuisée par une monoculture mécanisée (désertification accélérée) avec pour conséquence une expansion de cette colonisation.
- Cette intensification agricole se fait au détriment des populations locales restées aux marges des grands domaines comme ouvrier agricole saisonnier ou parties dans les bidonvilles de Khartoum (les éleveurs ne peuvent plus traverser ces grands domaines).
- Ces opérations spéculatives des banques islamiques, visant la hausse des cours en stockant les récoltes de blé, empêchent des paysans de rentrer leurs propres productions.

C’est là le point de départ de la rébellion de mai 1983, révolte populaire et militaire du sud contre le nord lié aux compagnies arabes (colonisation interne). Cette fracture rencontre par ailleurs la césure religieuse.

Comment l’arme alimentaire est-elle utilisée ?

En 1998, l’armée soudanaise pendant la période sèche - de févier à juin - s’en prend à la population civile livrée à elle-même : incendie des villages et des récoltes, destruction des troupeaux, viols, rafle d’esclaves,… une politique de la terre brûlée et de nettoyage ethnique qui provoque l’émoi des Occidentaux et l’envoi d’une aide alimentaire à titre humanitaire.

Dans un premier temps, l’aide alimentaire occidentale est refusée tant que l’on peut circuler par les voies terrestres, le gouvernement cède au moment de la saison des pluies quand les opérations ne peuvent plus prendre que la voie aérienne avec des quantités plus réduites (qui seront insuffisantes pour nourrir une population fragilisée).

Dans un second temps se met en place un système de gestion de l’aide alimentaire qui avantage aussi bien l’Etat que les rebelles du sud soudan :
- L’Etat impose une liste des lieux d’atterrissage pour les organisations internationales, une fois l’aide sur place, les étrangers n’ont pas le droit de la distribuer eux-mêmes, c’est le rôle du gouvernement, parfois derrière le paravent d’une « ONG » locale. C’est ainsi la possibilité de nourrir une armée de 150 000 hommes.
- Pour les rebelles, le fonctionnement est proche et l’aide alimentaire permet de nourrir une armée de 100 000 hommes vivant dans un milieu naturel difficile ; elle est aussi l’occasion de se gagner une clientèle par la distribution de nourriture à des familles structurées, des clans jouant un rôle politique et social au détriment des personnes isolées (femmes avec leurs enfants) qui elles n’en bénificient pas =) 300 000 morts en 1998 qui n’avaient pas de poids politique.

En 2002, L’aide alimentaire sert aussi à attirer des populations civiles Nouba réfugiées dans les montagnes sous contrôle des rebelles dans des camps d’internement sous contrôle du gouvernement ; ces populations ont survécu quinze ans grâce à des aides livrées par des agences financées par les Etats-Unis qui veillaient ainsi à maintenir une guerre de basse intensité contre le gouvernement islamique de Khartoum. La région une fois nettoyée est remise en valeur au profit de l’agriculture capitalistique étrangère sous contrôle du gouvernement ou de compagnies étrangères.

Armée régulière et rebelles sont donc capables de s’entendre pour se partager l’aide. Paradoxe, l’aide alimentaire rapproche les belligérants d’où une stabilité du conflit où personne n’a intérêt à voir la paix signée.


A quelle logique répond l’aide internationale ?

L’ONU est un « syndicat » d’Etats et les aides passent, pour leur distribution, par des agences spécialisées (UNICEF, PNUD, OMS, …). Ces agences sont en « concurrence » pour obtenir la gestion de ces aides. Par ailleurs, l’ONU doit composer, pour son action, aussi bien avec les exigences des pays donateurs qu’avec celles des pays bénéficiaires ; ainsi en 1989 l’Onu a dépensé 2 milliards de dollars au Soudan, sans empêcher 2 à 3 millions de morts et 5 millions de déplacés.
Pour les Etats donateurs, participer à un programme d’aide, éxonère de toute tentative de règlement politique du conflit. L’aide ainsi conçue est ainsi résumée par Marc LAVERGNE sous forme provocatrice, c’est « distribuer des sandwiches à l’entrée des chambres à gaz ».
Les agences de l’ONU, aux intérêts contradictoires, mettent en place une logique qui explique le « fiasco » des opérations d ‘aide :

- premier impératif : obtenir un accès sur le terrain [autorisation de vol accordée ou non par le gouvernement ou alors taxes de séjour imposées et/ou matériel réquisitionné par les rebelles] et « faire du chiffre », ce qui justifie leur existence.

- second impératif : attirer des ONG (souvent co-financées par l’UE, une quarantaine pour le Soudan), si besoin en les finançant et en les protégeant ; c’est un autre moyen de justifier leur existence.

Par ailleurs, toute une base arrière, une ville-lumière au milieu du désert du nord du Soudan décrite dans l’ouvrage de John le Carré « la constance du jardinier » s’est développée avec les agences humanitaires environnées de réfugiés et des nomades du cru réclamant des miettes de ce grand carrousel humanitaire, devant négocier les vols avec des pilotes ex-soviétiques ou sud-africains (question d’image face à l’opinion internationale)

Au total, après frais de fonctionnement et détournements, seuls 10 à 20 % de l’aide arrive jusqu’au but initial, nourrir les populations .
Aujourd’hui, annonce de 200 millions de dollars pour le Darfour, autant d’argent que l’on aurait pu investir dans des projets de développement, quand l’ONU a attendu un an pour intervenir auprès du gouvernement.

Conclusion

Le fonctionnement actuel des systèmes d’aide est une des causes de la pérennisation de la guerre.
- Le fonctionnement interne de l’Onu rend cette aide inefficace. Toutefois son action laisse une image positive auprès des opinions.
- Les Etats-Unis retirent également bénéfice de la situation : le gouvernement du Soudan reste sous la pression internationale, sans qu’il soit besoin de le renverser.
- Les ONG trouvent une justification de leur existence plus dans le conflit lui-même que dans l’efficacité de leur intervention.
- Ces opérations humanitaires rapprochent finalement les belligérants eux-mêmes qui en retirent des moyens de subsister : « aucun des camps ne veut arrêter une guerre qui leur permet de vivre (…) la guerre devient un mode de fonctionnement normal. » »


Deux schémas simples peuvent résumer les deux logiques qui coexistent dans le conflit du Soudan d’après Marc Lavergne:

1° La logique de l’intervention humanitaire :

 

2° le mécanisme de pérennisation du conflit :